«… tout sentir de toutes les manières, tout vivre de toute part ». Fernando Pessoa
Le voyage inaccompli de Fernando Pessoa fut le premier texte que j'ai publié en 1993 dans le premier numéro de la revue Cahiers intempestifs. Avec ce voyage inaccompli les éditions des Cahiers intempestifs ont eu d’emblée le désir « d’aller en quête de ports inexistants ». Le papier à l’origine « supportait » cette quête. Le papier qui reste encore, malgré tout, au cœur de la modernité, un port d’attache d’où naviguer. Déambulations, flâneries à contre-courant : du papier jusqu’au web et aux réseaux sociaux dans des voyages imaginaires et au travers de réalisations hybrides. Têtes de lion, ventres de chèvre, queues de serpent : papier connecté, réalité augmentée, nouvelle cartographie des échanges. Et toujours dans une injonction prométhéenne à se « produire » soi-même et à partager son « voyage inaccompli ».
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Œuvre hypermédia de Marc Veyrat en collaboration avec la société i Matériel [Marc Veyrat + Carole Brandon], KITCHEN XR, 89/92 pôle R&D, Jonathan Juste.
i-REAL mixe les apports d’un parcours en réalité virtuelle, d’un plateau de JE(U) et d’une intelligence artificielle.
Le JE(U) de plateau (! LABYRINTHE MAD !) est le point d’entrée de l’œuvre. Composé d’un plateau de trois disques superposés pouvant effectuer des rotations droite >< gauche, le JE(U) fonctionne à partir d’une trentaine de cartes i-REAL élaborées préalablement sur le réseau Instagram et utilisant le maximum de #hashtags disponibles pour installer des connexions entre les mots/images.
Première carte de l’œuvre numérique i-Real. Ou comment l’image d’un passant que j'ai « prise », dérobée, sous la pluie de Toronto est à son tour voilée puis transformée en i+d/signe pour interagir in fine en réalité virtuelle.
Dans le cadre de la 11e Biennale Internationale Design 2019, présentation expérimentale du prototype de l’œuvre hypermédia i-REAL
En compétition au festival Experiences World XR Forum Crans-Montana du 5 au 9 Septembre 2019.
« La société hypermoderne se regarde avidement dans le spectacle qu’elle se donne à elle-même, c’est une société sur écrans qui met le monde sur écrans, prend l’écran pour le monde et se prend elle-même pour ce qu’elle a mis sur écran. »
Les réseaux sociaux, miroirs d’un monde où la visibilité semble être devenue l’impératif majeur, symbolisent fort bien cette société de l’exhibition et du voyeurisme centrée sur une théâtralisation de l’existence, et incarnent habilement la généralisation d’une forme contemporaine de panoptique. À l’inverse des temps philosophiques de la caverne, « savoir » dans la société du web se revendique comme avant tout comme « voir ». C’est la revanche de saint Thomas dans le glissement d’un monde dominé par la parole (pensée) à un monde contrôlé par les diktats du visible. Nombre de penseurs s’interrogent d'ailleurs aujourd’hui, à l’aulne des supports contemporains de ce regard – supports démultiplicateurs, instantanés, éphémères – sur l’effacement de la notion « d’autrui » et estiment que « présenter de soi des images », constamment, en quantité innombrable, sous peine de ne plus exister aux yeux de la société, est une quête sisyphéenne. Produire, sans répit, du « visible » au sein d’espaces de dialogues virtuels – dits d’ailleurs « non-adressés » – est, en effet, lu comme un écueil menant in fine à l’aveuglement de l’individu qui, à peu de frais, et inlassablement, se construit un moi virtuel plus conforme à ses désirs que son être réel. Cependant, amplifier les résonances intimes de sa propre vie n’est pas étranger, toutes proportions gardées, à une certaine démarche créative.
Aussi, loin des critiques stériles qui attaquent régulièrement notre hypermodernité et sa vacuité, la Paper Toy bOx et le Gunnies’ Project, invitaient à une telle injonction prométhéenne à se « produire » soi-même, à inventer, et à partager entre internautes, un « voyage inaccompli ».
En plus d'un coffret « physique » habité par 3 Paper Toys, et nombre d'accessoires imprimés liés au thème du voyage, l'originalité de la démarche a été d'offrir (bien avant la commercialisation du papier dit connecté) l'accès, grâce au support papier, à une certaine « reconnaissance » sur le web. Une réhabilitation de notre vieux papier, à l’heure du « tout réseaux numériques » où les Papers Toys, versions contemporaines des pliages d’antan et des origamis japonais, connaissent un engouement étonnant, frisant le phénomène de mode, notamment auprès d’une population jeune, créative, et dans les milieux du graphisme. Les réseaux sociaux servent ce phénomène. Ses adeptes se servent de Facebook et consors pour présenter leurs créations, créent des sites d’échanges de formes de découpe, des forums de discussion…
Dans le Gunnies’ Project, versant virtuel, chaque internaute était invité à imaginer, puis à faire vivre son propre Paper Toy au sein des réseaux sociaux en échangeant avec les autres avatars de papier de la communauté. Sur le site dédié chacun pouvait, entre autres, participer également à des actions collaboratives, rejoindre l'espace d'expérimentation artistique, ou animer en réalité augmentée l'une des créatures de papier issues de la Paper Toy bOx (versant « physique » du projet).
Étrange manie qu’avait le maître de l’intranquillité de créer, en secret, des hétéronymes (4 accéderont à la célébrité : Ricardo Reis, Alberto Caeiro, Bernardo Soares et Alvaro de Campos). Présents quelquefois simultanément, et sous des styles différents, dans des revues de poésie (sans qu’on ne devine jamais, du vivant de Pessoa, le subtil montage de ses nombreux doubles littéraires) se critiquant mutuellement, discutant ensemble de problèmes poétiques. Quand Pessoa fit mourir le plus âgé de ses avatars, Alberto Caeiro, ce fut alors Alvaro de Campos qui fit son éloge funèbre au cours duquel il regretta ouvertement que Fernando Pessoa fût absent lors de l’enterrement de leur maître ! « Nous avons tous deux vies, la vraie, celle que nous rêvons dans notre enfance et que nous continuons à rêver, adulte, sur fond de brouillard, la fausse qui est celle que nous vivons dans nos rapports aux autres ». L’auteur au patronyme déjà singulier nous dévoilait une voie de navigation, celle de tous les rêves du monde, en compagnie, ici, d’avatars 320 grammes auxquels les internautes, pouvaient justement faire vivre toutes ces chimères. « Je fus, moi, créateur de tout… tout sentir de toutes les manières, tout vivre de toute part ».
C’est par un crépuscule vaguement automnal que j’ai pris le départ pour ce voyage, jamais réalisé.
Le ciel (dont irréellement je me souviens) était d’un reste violacé d’or triste, et la ligne agonisante des montagnes limpide, s’ourlait d’une auréole teintée qui s’insinuait, en les adoucissant, dans la subtilité de leurs contours. Depuis le bastingage, de l’autre côté du navire (il faisait plus froid, plus sombre de ce côté-ci, sous le vélum), l’océan palpitait jusqu’à cette ligne, à l’est, où s’attristait l’horizon et où, déposant une pénombre ourlée de nuit à la limite obscure, liquide, de la mer ultime, planait l’haleine des ténèbres, telle la brume par une journée de chaleur. La mer, je m’en souviens, avait les teintes de l’ombre, mêlées d’envols ondoyants de lumières fugitives – et tout cela était mystérieux comme une pensée triste dans un moment heureux, annonciateur d’on ne sait quoi.
Je ne suis parti d’aucun port connu. J’ignore encore aujourd’hui quel port ce pouvait être, car jamais je n’y suis allé. De même, le but rituel de ce voyage était-il d’aller en quête de ports inexistants – des ports qui se seraient réduits à l’entrée-dans-des-ports ; des baies oubliées, à l’embouchure de fleuves resserrés dans des villes d’une irréprochable irréalité. Vous jugez sans aucun doute, en lisant ces lignes, qu’elles sont totalement absurdes. Mais c’est que vous n’avez jamais voyagé comme, moi, je l’ai fait.
Suis-je vraiment parti ? Je n’en jurerais pas. Je me suis retrouvé en d’autres contrées, dans d’autres ports, j’ai traversé des villes qui n’étaient pas celle-ci – même si ni cette ville ni les autres n’étaient, en fait, aucune ville au monde. Vous jurez que c’est bien moi qui suis parti, et non pas le paysage ; que c’est moi qui ai parcouru des pays situés ailleurs, et non pas ces pays-là qui m’ont parcouru – non, je n’en jugerais pas. (…)
J’ai voyagé, voilà tout. J’estime inutile de vous expliquer que je n’ai mis, pour voyager, ni des mois, ni des jours, ni aucune autre quantité de quelque mesure du temps que ce soit. J’ai voyagé dans le temps, bien entendu, mais non pas de ce côté-ci du temps, où nous le comptons en heures, en jours et en mois ; c’est de l’autre côté du temps que j’ai voyagé, là où le temps ne connaît pas de mesure. Il passe, mais sans que l’on puisse le mesurer. Il est, en quelque sorte, plus rapide que le temps que nous avons pu vivre. Vous m’interrogez intérieurement, sans doute, sur le sens que peuvent bien avoir ces phrases. N’allez pas commettre une telle erreur. Défaites-vous de cette habitude puérile de demander leur sens aux mots et aux choses. Rien n’a de sens.
Sur quel navire ai-je fait ce voyage ? Sur un bateau nommé « Quelconque ». Vous riez. Moi aussi, et de vous peut-être. Qui nous dit, à vous comme à moi, que je n’écris pas des symboles faits pour être compris des dieux ?
Peu importe. Je suis parti au crépuscule. J’ai encore dans l’oreille ce son métallique tandis qu’on levait l’ancre. Ma mémoire, du coin de l’œil, voit encore se mouvoir lentement, pour atteindre finalement leur position de repos, les bras de la grue qui, des heures durant, m’avaient blessé le regard d’un continuel va-et-vient de caisses et de tonneaux. Ceux-ci surgissaient brusquement, attachés par une chaîne, par-dessus le bastingage qu’ils venaient heurter et érafler ; puis oscillants, ils se laissaient pousser, pousser encore, jusqu’au-dessus du trou de la cale où ils tombaient, brutalement, avec un bruit sourd et planchéeux, pour aller s’écraser bruyamment dans un coin obscur de la soute. Puis cela grinçait, tout en bas, tandis qu’on les détachait ; enfin la chaîne remontait, dans un cliquetis, et tout recommençait, inutilement semblait-il.
Pourquoi est-ce que je vous raconte tout cela ? c’est absurde, en effet, puisque c’est de mes voyages que je voulais vous parler.
J’ai parcouru des Europe nouvelles, des Constantinople différentes ont accueilli mon arrivée à la voile, sur les rives de faux Bosphore. Vous m’interrompez : mon arrivée à la voile ? Mais oui, c’est comme je vous le dis. Le bateau à vapeur, sur lequel j’étais parti, est arrivé au port bateau à voile. C’est impossible, dites-vous ? C’est bien pourquoi cela m’est arrivé.
Sur d’autres bateaux à vapeur nous sont parvenues des nouvelles de guerres rêvées, au fond d’Indes impossibles. Et, en entendant parler de ces contrées, nous avions d’importuns regrets de la nôtre, restée si loin en arrière – qui sait si elle était de ce monde…
Fernando Pessoa Le Livre de l'intranquillité, tome 1